Le blocage de contenu de nouvelles par Meta
À moins d’avoir passé l’été en mode « déconnexion complète », vous devriez être au fait que le géant du Web Meta (Facebook, Messenger, Instagram, Threads, WhatsApp, Workplace) a décidé de bloquer le contenu d’information déjà publié au sein de son réseau canadien et d’empêcher tout nouveau contenu d’y être partagé, et ce, jusqu’à nouvel ordre. N’essayez même pas de glisser « subtilement » un lien en commentaire à une publication! Là aussi, c’est déjà bloqué.
Cette décision de Meta a été prise en réaction au projet de Loi C-18 : Loi concernant les plateformes de communication en ligne rendant disponible du contenu de nouvelles aux personnes se trouvant au Canada :
« Le projet de loi C18 vise à renforcer l’équité des relations économiques entre les entreprises de nouvelles et les plateformes de communication en ligne en raffermissant la position de négociation des entreprises de nouvelles par rapport aux grands intermédiaires de nouvelles numériques qui dominent le marché. »
Ce qui veut dire que la loi va exiger des géants du Web (GAFAM) qu’ils négocient des ententes de compensation financière avec les médias canadiens pour l’utilisation de leur contenu.
De son côté, Meta justifie ainsi ses actions :
« La loi s’appuie sur l’idée erronée que Meta bénéficie de façon non équitable du contenu d’actualité partagé sur ses plateformes, alors que c’est tout le contraire. Les médias d’information publient volontairement du contenu sur Facebook et Instagram pour accroître leur lectorat et améliorer leurs bénéfices. En revanche, nous savons que ce ne sont pas les nouvelles qui poussent les personnes à utiliser nos plateformes. »
Montée de l’inquiétude
Les réactions ne se sont pas fait attendre au lendemain du 1er août. Associations de journalistes, directions de médias publics et privés, gouvernements, communautés autochtones, communautés isolées (provinces de l’Atlantique, Territoires du Nord canadien), etc. : toutes évoquent les conséquences liées à l’impossibilité de partager de l’information sur les réseaux sociaux.
Même son de cloche dans la communauté artistique. Ce blocage a, et aura, des conséquences sur la pratique et le développement des artistes et des organismes qui comptent sur ces plateformes pour communiquer avec leur communauté : le public, leurs partenaires et collaborateurs, les bailleurs de fonds, etc.
On s’inquiète donc, avec raison me semble-t-il, des retombées négatives de ce jeu de pouvoir entre nos gouvernements et les entreprises milliardaires du Web. Une pression dont le milieu se passerait bien, alors qu’il est encore aux prises avec les impacts de la pandémie.
Des effets mesurables?
Lorsqu’on se penche sur la question, on constate que le fait de ne plus pouvoir partager du contenu médiatique risque de nuire au développement et au rayonnement des artistes et des organismes sur plusieurs fronts.
Premièrement, comme le confirment Ariane DesLions et Philibert Bélanger (La Petite Boîte Noire) dans un reportage d’Eve Bonin pour Ici Première, Facebook est depuis longtemps intégré aux stratégies de communication des artistes et des organismes pour assurer leur développement de carrière et pour la promotion d’événements. Ceux et celles qui l’utilisent activement et assurent une forte présence sur ce réseau augmentent grandement leur visibilité et leur capacité à se démarquer dans un contexte de surabondance d’offres.
Deuxièmement, non seulement une page Facebook est-elle un moyen efficace de se bâtir un dossier de presse qui peut facilement être partagé en quelques clics, mais elle peut aussi devenir une base d’archives simple. La page permet ainsi de mesurer le rayonnement d’un(e) artiste ou d’un organisme, ou encore, de prendre le pouls de leur implication dans leur communauté, de leurs liens avec leur public, de leur dynamisme, etc. Tous ces critères sont considérés par les bailleurs de fonds quand vient le temps d’évaluer un dossier; à plus forte raison, quand il s’agit de développer un marché à l’international.
Troisièmement, tant pour le public que pour le milieu, la construction de réseaux virtuels a introduit dans nos vies une nouvelle façon de nous informer. On s’abonne moins à différents médias, à des sites d’information ou d’organismes culturels comme des associations nationales. On suit davantage le fil d’actualités d’un ou d’une spécialiste en théâtre, en danse, en arts numériques, etc. À défaut de chercher soi-même (par manque de temps, bien souvent), on compte sur quelqu’un d’autre pour filtrer l’information à notre place avant de la consommer. On fait confiance à l’expert(e) de notre choix pour ne rien manquer de ce qui a été fait et de ce qui vient. À cause du blocage, ce travail de passionné(e)s n’est plus possible. Ou alors, il exigera un trésor d’ingéniosité pour contourner les algorithmes. La situation devient encore plus criante quand on pense que même les journalistes ne peuvent pas publier leur propre travail.
En clair, cela signifie que la décision de Meta vient remettre la responsabilité entière du développement de carrière et de marché sur les épaules des artistes et des travailleur(euse)s en culture, et ce, alors qu’ils et elles ont souvent construit leur stratégie de diffusion autour de ces plateformes. En pleine pénurie de main-d’œuvre, il faudra maintenant s’employer à [ré]ouvrir de nouveaux ou d’anciens canaux de communication.
Meta remet aussi la responsabilité de rester informé sur les épaules du public. À lui de trouver de nouvelles sources pour ne rien manquer. L’entreprise l’écrit noir sur blanc dans son communiqué :
« Les Canadiens et Canadiennes auront encore accès à des nouvelles en ligne en se rendant directement sur les sites Web des médias d’information, en téléchargeant les applications d’actualité mobiles et en s’abonnant à leurs médias préférés. »
Enfin, à la question inévitable de mesurer réellement l’impact sur la fréquentation des arts par le public, ce sera encore une fois un exercice difficile.
Plusieurs raisons expliquent ce défi. Nommons, d’une part, le fait que la culture se consomme souvent de façon anonyme et par un grand nombre de moyens et, d’autre part, le fait que les petits joueurs du milieu culturel sont peu nombreux à avoir pu à ce jour se constituer une base de données où sont consignés ces renseignements. On peut toujours se tourner vers l’Observatoire de la culture et des communications, dans la mesure où l’organisme fera l’exercice comparatif. (À ce propos, on m’a confirmé tout récemment que les résultats d’une enquête sur la découverte des produits culturels et le numérique devrait paraître en 2024.)
Tous les œufs dans le même panier… Vraiment?
Sans minimiser l’impact de la décision de Meta, on peut aussi voir ce moment comme une opportunité de remettre en question nos habitudes et notre façon d’utiliser les réseaux sociaux. Avant l’arrivée de Facebook, les amateurs et amatrices de culture trouvaient bien l’information quelque part. Les artistes, aussi, disposaient d’autres moyens pour se rendre visibles.
Évidemment, on ne peut pas nier les forces du géant. L’offre culturelle s’est démocratisée, elle n’est plus nécessairement le résultat d’un tri « d’experts » ou de connaisseurs. Avoir une page permet aux artistes de se développer une communauté composée d’autres artistes, de leur public et de partenaires qui jouent tous le rôle de courroie de transmission d’information. Les outils pour administrer une page sont assez simples d’utilisation pour se débrouiller seul(e). Enfin et surtout, en début de carrière ou de projet, il n’est pas obligatoire de débourser pour créer du contenu qui rejoigne le public.
Malgré ça, on le constate aujourd’hui, le recours à une ressource principale pour assurer sa visibilité et son développement peut devenir un casse-tête puisqu’il nous place en situation de vulnérabilité et de dépendance.
Heureusement, bon nombre d’artistes et d’organismes maintiennent ou se créent leur propre site Web, ce qui leur assure une présence en ligne indépendante! Cependant, il leur faudra redoubler d’efforts dans la gestion de leurs communications. Pour bon nombre d’artistes, cela signifie moins de temps de création ou de diffusion, une situation qui peut devenir démotivante à la longue, voire s’avérer une raison suffisante pour quitter le milieu.
La pandémie a déjà frappé fort… Espérons qu’on n’ait pas à se rendre jusque-là avant que Meta ne revienne sur sa décision.